Age of Empires 2 – Partie 2 : Le Sound Design

Age of Empires 2 – Partie 2 : Le Sound Design

13 septembre 2021 0 Par Richter

Cet article est largement basé sur une partie du livre Playing with Sounds de Karen Collins. Pour aller bien plus loin, je vous conseille de le lire ! Cet article fait suite au premier, disponible en cliquant ici !

Le jeu vidéo est un média nouveau qui a bousculé les notions d’interactivité. Mais comme le rapporte Karen Collins, dans les années 80, il était déjà admis que chercher la signification d’un texte était une forme d’interactivité. L’on peut en effet interagir psychologiquement avec un média, de façon consciente ou non, par les émotions ressenties ou nos questionnements internes en visualisant un tableau, un film, ou encore en lisant un texte. Néanmoins, le jeu vidéo possède la particularité d’être un média sur lequel le corps du joueur a une réelle influence : la pression d’un bouton fait exécuter au jeu une action.

Une pression sonorisée

Cette pression de bouton s’accompagne bien souvent d’un son : l’exemple le plus simple, emprunté encore à Karen Collins, est le son que fait Mario alors qu’il saute, notamment dans les premiers jeux Mario sur NES. Ce son désormais iconique et entendu des centaines si ce n’est des milliers de fois tout au long du jeu est joué lorsque le joueur appuie sur le bouton A pour briser une caisse, franchir un obstacle ou éliminer un ennemi. Dans Age of Empires 2, toutes les actions envoient un signal sonore au joueur pour lui faire comprendre que celle-ci est bien prise en compte. Ce sound design qui ne laisse rien au hasard est essentiel pour le joueur, et c’est par des sons courts, reconnaissables facilement et agréables à l’écoute que Age of Empires 2 sort du lot. Sélectionner un bâtiment, une unité, une production, un point de ralliement déclenchera un son différent, caractéristique. Karen Collins appelle ce procédé sound evoking “If I press a button and hear Mario jump, I am evoking the Mario jumping sound”. Ainsi, le joueur de Age of Empires ne cesse d’« évoquer » des sons tout au long de la partie. Les sons des bâtiments font d’ailleurs preuve d’une certaine imagination pour signifier au joueur leur sélection : l’écurie fait huer les chevaux, la forge tape sur son enclume, le marché fait entendre des conversations en fade-out (le volume sonore diminue progressivement) et le son du forum est simple, court, efficace, car c’est le son que le joueur va entendre le plus. Tous ces sons de bâtiments sont audibles ici :

Cliquer ou appuyer sur une production d’unité ou une technologie fait entendre un clic, prouvant là aussi que l’action a bien été prise en compte. Enfin, déplacer un villageois, une unité militaire, un navire, une charrette de commerce, un mouton, un moine, un roi… fera entendre le son correspondant à l’action demandée. Un villageois ne dira pas la même chose selon la tâche qu’il effectue, une unité militaire changera d’intonation selon si elle se déplace ou attaque, permettant là aussi au joueur de rectifier son ordre en cas de soucis. Les sons des chameaux, d’ailleurs, proviennent d’une banque de sons, et l’on peut l’entendre dans un film Indiana Jones notamment, si mes souvenirs sont bons. Je n’ai malheureusement pas retrouvé ma source pour cet article, veuillez m’en excuser.

Une écoute alerte

Le joueur est ainsi en alerte dès le commencement de la partie, et appréhende deux sons extrêmement importants : le son de l’attaque (un cor de chasse jouant une quinte juste : Ré La) et celui du manque de maison : une espèce de grincement un peu strident, que l’on appelle en jeu être housed.

Attack sound 1
Animal Attack sound, sur La et Ré
Housed

Le premier révèlerait une attaque ennemie, aux conséquences possiblement désastreuses. Celles-ci peuvent déjà être anticipées grâce à une petite variation sonore si l’attaque vient d’un animal sauvage, que je me suis permis d’ajouter à côté. Le second révèle l’arrêt total de production d’unité, économique comme militaire, jusqu’à ce qu’une maison ou un forum soit construit. Le signal sonore envoyé par le jeu provoque une action, une adaptation du joueur qui se doit d’être immédiate afin de pallier au problème : construire une maison immédiatement et rechercher des technologies pendant ce temps, par exemple. Cette erreur devient de plus en plus critique à mesure que le joueur monte de niveau. Heureusement, le compte de population est affiché, et peut donc être appréhendé si le joueur passe ses yeux dessus par moment, le son n’étant là que pour lui signifier qu’il est déjà trop tard. L’interaction entre le joueur et ces sons renvoie au signal listening, théorisé par David Huron. Cette écoute est alerte, le joueur anticipe un signal pour agir : son action doit être immédiate pour éviter la catastrophe. Les sons concernés sont des « sound effects qui donnent des informations navigationnelles sur la direction, la proximité, et les sons spatiaux, mais aussi des informations sur un processus ou un évènement » : l’évènement étant ici une attaque, notifiée par l’alerte mais aussi par un effet sur la minicarte, ou l’arrêt total de production d’unités, avec là aussi une alerte, un message affiché, et la mise en surbrillance du compte de population. La fin du processus de recherche du changement d’âge entraîne le joueur à rechercher des technologies immédiatement, notifié par le son unique du changement d’âge et les changements visuels des bâtiments.

Petit exemple du changement d’âge, avec son et modification architecturale. On peut entendre les fermiers travailler, et un son d’ambiance de vent et quelques animaux. La vidéo étant accélérée, ces sons sont joués bien plus vite ! J’ai aussi éviter d’ajouter bûcherons et mineurs.

Une cacophonie… bourrée d’informations essentielles

Pour le spectateur non-joueur, le jeu ressemble à une véritable cacophonie. « Je ne me rappelais pas qu’il y avait autant de bruitages, c’est infernal en fait, je comprends mes parents maintenant ! (…) Les sons sont vraiment bons, mais il y en a tellement à la seconde parfois que ça en devient perturbant », disait quelqu’un sur l’un de mes streams du jeu. En effet, le nombre d’informations à enregistrer est conséquent, et chacune d’elle engendre un son. On se retrouve alors avec un vrai bazar sonore, mais tous ces sons sont d’une importance cruciale. Prenons par exemple la technologie « paladin », une des améliorations les plus puissantes de la cavalerie. Si le joueur est dans l’attente d’avoir fini la recherche avant d’attaquer, le son de recherche effectuée, avec le support visuel de la file d’attente de production, donnera au joueur le top départ pour prendre une bataille décisive. Le son devient un véritable support, s’ajoutant aux différents détails visuels et textuels pour signifier une attaque (« Vous êtes attaqué par » , avec le flash sur la minimap et le son d’attaque).

Rappelons ce que nous disions plus haut : les sons sont courts, facilement identifiables et mémorisables. Au contraire, un jeu comme Company of Heroes 2 se veut extrêmement réaliste dans sa façon de traiter ses alertes sonores : chaque production, attaque ou autres sera signifiée par un soldat, un narrateur, qui annoncera verbalement ce qu’il se passe, du style : « les Panzer IV sont arrivés », « nous avons perdu une escouade ». Les soldats parlent eux-aussi, lorsqu’ils sont en mouvement ou lors d’une attaque. Si l’approche se veut ainsi plus immersive, elle est rattrapée rapidement par l’intensité du gameplay, noyée dans la musique et, pour ceux qui jouent en équipe, noyée encore un peu plus parmi les discussions vocales. Ces alertes parlées se mélangent aussi entre elles, et couplées à tout le reste, donnent parfois un brouhaha vocal peu clair. Le joueur manque ainsi parfois des informations cruciales, à en oublier son pauvre Panzer IV qui a depuis bien longtemps coupé son moteur, ou les pauvres soldats morts au combat car l’on a pas compris qu’ils étaient sous le feu.

Création d’unité de soldat du génie – Company of Heroes 2

Création d’un guerrier à shotel – Age of Empires 2

Exemple comparé : la création d’une unité. Si les deux sons font tous deux 2 secondes, le problème de la parole est que le sens est bien défini à la fin de la phrase, alors que le son de Age of Empires 2 donne directement par sa sonorité et son petit rythme le sens donné. En fin de partie très tendue, la parole se mélange et brouille énormément le sens. Le petit bruit d’activation de la radio, au début de chacune de ces phrases, peut également devenir fatiguant à force, notamment quand ces lignes de dialogue commencent à se superposer.

Dans Age of Empires 2, la spatialisation du son est également présente, servant parfois à repérer un camp de bûcherons, une salve de flèches (qui aurait raté sa cible et donc déclenché aucune alerte sonore), ou encore le chasseur parti chercher le sanglier que l’on aurait pu oublier. Néanmoins, ce qui n’apparaît pas à l’écran ne produit pas de son ; ainsi, l’intérêt est assez anecdotique. Le jeu dispose tout de même de certains sons d’ambiances : dans la version HD de 2013, on retrouve dans le dossier sound\terrain des fichiers wav comme jungle1, jungle2, cricket, tf1, tf1_afr ou tf1_asia. Ces sons tf, allant jusqu’à tf8, sont des sons de divers animaux appartenant aux différentes régions asiatiques, africaines ou européennes pour renforcer l’immersion du joueur dans la carte sur laquelle il joue. Le joueur n’est jamais non plus sans son, grâce aux divers sons de wind, de vent, pour lui rappeler qu’il n’est pas dans l’espace. Autre interaction avec la musique cette fois-ci, le sing-along listening, lorsque le joueur « suit la musique mentalement ou physiquement (pas nécessairement à voix haute) » comme le décrivait David Huron. La musique du jeu étant la même depuis 1998, certains connaissent certains morceaux par cœur. Si d’autres ont vu le jour avec les différentes extensions et la Definitive Edition, il arrive de chantonner ou de suivre la musique dans la tête.

Une interaction sonore en dehors du jeu

Une dernière interaction sonore est disponible, mais entre les joueurs cette fois : il est possible d’envoyer des messages vocaux pré-enregistrés pour le jeu à son équipe. Si la majorité de ces messages, appelés taunt, raillerie en français, est, comme leur nom l’indique, destinée à rigoler, la Definitive Edition permet d’envoyer une quantité phénoménale de ces taunts pour donner des indications, des ordres ou des conseils aux autres joueurs. En effet, si le jeu original compte déjà 42 taunts, la Definitive Edition en contient 105, ajoutant des taunts du style « Attaque l’ennemi avec des navires de démolition« . Si ceux-ci sont plus stratégiques, la dimension humoristique des premiers donne une dimension comique aux interactions entre les joueurs, bien qu’ils puissent être aussi utilisés de manière toxique. Bref, le joueur a juste à envoyer le numéro correspondant dans la discussion en jeu pour que le son soit joué. En voici quelques-uns des plus drôles, d’un point de vue tout à fait subjectif :

11
19
20
27

Cette dernière interaction s’ajoute également aux nombreuses interactions inter-joueurs ayant lieu sur plusieurs sites internet, comme le site officiel, AoEZone ou encore les discussions Steam, où les joueurs échangent stratégies et idées pour jouer, mais aussi interagir directement avec les développeurs lors de phases de tests pour influencer le développement du jeu. Il est ainsi possible de voir la communauté avoir une influence sur l’évolution d’un jeu vidéo. Si cette interaction n’est pas sonore, cela n’empêche pas les joueurs d’envoyer des 1 (pour Oui), 2 (pour Non) et 11 pour le rire, juste textuellement, à la place des « XD » et des « mdr » que l’on peut voir fréquemment sur Internet. A ma connaissance, seule la communauté Age of Empires 2 utilise des taunts sonores en jeu pour discuter de façon textuelle, appelant comme une réminiscence de ces sons pour discuter textuellement. Y devrions-nous y voir un amour inconsidéré à ces railleries sonores, qui ont tant marqué les joueurs qu’elles seraient entrées dans le jargon d’Internet ? De la même façon qu’ajouter des -r à mdr pour signifier ô combien la blague était drôle, ajouter encore plus de 1 à 11 montre l’hilarité extrême de la scène, même si cela arrive surtout sur Twitch ou Discord.

Ainsi, le son de Age of Empires 2 poursuit les joueurs et ce même en dehors du jeu, même dans les interactions metagame, hors du jeu. Le son est une composante du jeu essentielle, lorsque l’on voit même que TheViper, champion le plus marquant du jeu, a gagné une partie contre un joueur alors qu’il jouait sans interface. Grâce au son seulement, il est certain d’avoir bien cliqué sur sa production, d’être housed, et même d’entendre grâce au taunt que son adversaire est prêt à relancer la partie. La confirmation de production et les différentes alertes sonores procurent un véritable support de jeu, l’immersion est mise en avant par les sons d’ambiance, de travail et de combat des unités, et les railleries sonores donnent toujours plus d’interaction aux joueurs. Enfin, les bruitages courts, efficaces et facilement reconnaissables informent efficacement le joueur, de façon claire et extrêmement rapide, de ce qu’il se passe dans la partie et à l’écran. Ces bruitages, comparé aux sons de Company of Heroes 2, ne se veulent pas aussi réalistes que dans ce dernier, mais, comme disait si bien Karen Collins, « sonic reality is not needed in this particular game world ; it’s not about fidelity , it s about having fun with sound« .